Les réfugiés politiques démarrent de zéro sans perdre la mémoire et leurs enfants ont des rêves d'enfants d'ici
Alors, dans l'épisode précédent, il était question de mon enfance, à l'école maternelle et à l'école primaire.
Vous savez maintenant qu'excepté au premier trimestre en CM1, j'ai toujours eu la place de première de la classe. On se dit souvent que les premiers de la classe adorent l'école.
J'ai détesté l'école.
Malgré tous les efforts que je fournissais pour me fondre dans la masse.
Audrey B, la fameuse blonde qui m'a répété les méchancetés racistes que son père avait eu à l'égard de ma famille, cette pimbêche s'était moquée de moi et de ma maigreur, avec ses copines, en me disant que j'avais des bras-spaghetti.
Hin hin, super drôle.
Il y a même eu une fois où, à l'âge de 12 ou 13 ans, ma mère m'avait envoyée acheter des oignons à l'épicerie du coin et j'étais tombée sur Audrey B et sa bande. Elles ont commencé à me menacer (trop fortes de leur supériorité numérique) et je suis partie en courant. Par chance, je courais plus vite qu'elles, je me suis cachée sur le parking entre 2 voitures, attendant qu'elles s'en aillent et qu'elles se lassent de l'envie de me cogner. Ce qui arriva, heureusement!
En primaire, Audrey B était inscrite dans un club de GRS, elle participait à des compétitions (elle disait des "compètes"), elle faisait la roue et tout le toutim. Wouaw, de la gym, toutes les petites filles en rêvent.
Même moi.
Moi je la regardais faire dans la cour de récré. Et chez moi, je m'entraînais à faire pareil.
Même sans cours de gym, j'étais très souple. Je faisais très bien la roue, le poirier, le pont, j'enchaînais les 3 figures à la suite, dans n'importe quel ordre, j'y arrivais. Alors je m'appliquais à montrer ce que je savais faire, pendant les récréations. Ca attirait les regards, j'étais contente, mais pour autant, je n'étais pas plus appréciée que ça.
Mes parents n'avaient pas les moyens de m'inscrire à une activité extra-scolaire, quelle qu'elle soit.
Nous n'avions déjà pas toujours à manger, alors ça, c'était du luxe! Mes vêtements venaient d'associations caritatives. Une de nos voisines nous avait pris en affection, elle était très gentille, elle savait que nous n'avions rien. Elle nous gardait les bandes dessinées que son fils ne lisait plus, les vêtements dans lesquels il n'entrait plus, quand elle faisait du gâteau, elle montait toujours nous en donner un peu. Je me demande ce que devient cette dame, Madame D, je me rappelle du prénom de son fils, puisque sur chacun de ses vêtements que je récupérais, il y avait une étiquette à son prénom et son nom: Jérôme D. Elle a tant fait pour nous. Le jour où une automobiliste a percuté mon petit frère de 5 ans, la voisine nous regardait jouer de sa fenêtre, comme elle le faisait toujours. C'est grâce à elle que les secours sont arrivés aussi vite, c'est grâce à elle que mon frère ne s'est pas vidé de son sang sur le trottoir ce jour-là.
En primaire, ce que les autres enfants aimaient bien chez moi, c'était mes cheveux extremement longs, raides, noirs. Ils disaient qu'ils étaient doux: "t'as de beaux cheveux, ils sont doux". Mais j'ai toujours eu horreur qu'on touche à mes cheveux. Alors que tous ces enfants viennent me toucher les cheveux avec leurs mains, yeurk. Je leur demandais de me laisser, c'était une intrusion pour moi. Mes cheveux, c'est intime, zut quoi.
Et puis souvent, l'hiver, je devais porter le bonnet qui m'avait été offert par la grand-mère de ma mère, mais les garçons de ma classe me l'enlevaient et s'amusaient à se faire des passes à la main, en se marrant, pendant que moi je sautais comme je pouvais pour récupérer mon bonnet blanc, en chialant.
Punaise, pourquoi pleurer tout le temps comme ça, au moindre truc, impossible de retenir mes larmes, pourtant ça me fiche la honte à chaque fois, tout le monde se moque de la pleurnicheuse, à chaque fois je me dis que je serai forte la fois d'après et la fois d'après, je chiale encore. Toujours aujourd'hui, à 30 ans, je pleure toujours pour rien. Je suis devenue un peu plus grande, un peu plus forte mais la chialeuse est toujours là. J'ai juste appris à le faire en silence dans mon coin.
Des petits moments de bonheurs et des souffrances muettes
J'ai passé bon nombre de récréations à jouer au foot avec les garçons et 2 autres filles un peu "garçon manqué". J'étais gardien de but: ça m'arrangeait, je déteste courir et j'arrêtais très bien les tirs cadrés (même si ça fait mal lol). Les autres filles jouaient à l'élastique ou à la corde à sauter. Je n'en avais pas. J'en ai parlé à ma mère, elle se démenait pour que je ne manque de rien mais malgré elle, il m'a manqué pas mal de choses dans mon enfance. Ca par contre, elle a assuré: aux puces, elle a acheté de l'élastique de couture au mètre et elle a écrit mon nom dessus au marqueur. Elle a mis quelques sous de côté pour m'offrir une corde à sauter. Je pouvais enfin jouer avec les autres. Mon élastique était mieux car plus solide et plus épais. La corde à sauter m'amusait beaucoup, je sais faire 2 tours de corde en un seul saut. Ca sert à rien mais c'est rigolo. Un jour je suis tombée en trébuchant sur ma corde, je me suis râpée une bonne partie de mon bras. En en parlant à ma mère et en lui désignant mon bras qui saignait, je pleurais (encore!). Elle me répondait le plus froidement possible "et alors pleurer, ça te fera pas avoir moins mal, arrête de pleurer".
Un bisou aurait fait l'affaire aussi.
Mais les rares fois où j'espérais un geste tendre de ma mère, c'était lorsqu'elle pensait que j'avais de la fièvre. Si j'allais au lit trop tôt, c'était parce que j'étais malade. Donc parfois, j'allais au lit, je fermais les yeux, j'attendais qu'elle vienne, ensuite elle posait sa main chaude doucement sur mon front d'abord, puis mes joues, puis mon cou, moi je faisais semblant de dormir. J'adorais ces moments.
Mon père quant à lui, n'a jamais été proche de nous. Il a une photo de lui et moi dans son portefeuille, oui. Mais c'est presque tout. Il s'occupait plus de ses neveux que de ses propres enfants.
Sans être un monstre cruel et sans coeur, non plus, ce n'était pas une ordure. Par exemple, régulièrement, bien que nous ayions très peu d'argent, il m'offrait des livres (à environ 10frs l'unité), de tous les genres, parfois une BD, parfois un roman, parfois une pièce de théâtre... Ma mére et lui tenaient absolument à ce que je sois studieuse, il fallait que je sois une intellectuelle, que je poursuive les études dont la guerre les avait privés. Les intellectuels étaient les premiers à mourir sous le régime communiste des Khmers Rouges.
Mes parents m'aiment comme je suis finalement, je n'en doute pas. Même si je n'ai pas poursuivi les études qu'ils auraient voulu que je poursuive. Ma mère me dit souvent "toi qui étais si intelligente, tu aurais pu aller tellement loin, c'est dommage d'avoir arrêté les études".
Je les aime mes parents. C'était juste pas un papa comme les autres papas. Comme ma maman n'était pas une maman comme les autres mamans.
Mes parents étaient encore au Cambodge dans leurs têtes et ça a duré longtemps.
Une fois, en rentrant de l'école, j'ai fredonné une chanson que tous les copains chantaient "Frère Jacques... Jacques Chirac..." etc. A l'époque, il était maire de Paris et Premier Ministre de Mitterand.
Ma mère m'en a collé une, paniquée, elle s'est tournée de tous les côtés pour voir si quelqu'un nous observait dans la rue, puis elle m'a dit énervée mais en chuchotant "on ne dit pas du mal des politiques".
En pleurant, j'ai répondu qu'ici, on était en France et qu'on avait le droit.
Je n'avais pas le droit de sortir après l'école, je faisais mes devoirs, point. Ca a duré un sacré long moment.
Pas le droit d'aller chez les copines, par peur de se faire accuser de vol ou je ne sais quelle autre idée paranoïaque. Pas le droit de les emmener à la maison (ma mère avait honte de notre modeste foyer, elle ne tenait pas à recevoir du monde).
Je n'étais donc jamais invitée aux fêtes d'anniversaires puis plus tard, à l'adolescence, aux boums. A quoi bon, je n'avais pas le droit d'y aller de toute façon.
Ca limite assez la vie sociale en fait. Et puis on est vite déçu: parfois on croit s'être fait des amis et pourtant ils ne nous invitent pas. Même si on ne peut pas venir, recevoir un carton d'invitation comme les autres convives, ça fait toujours plaisir.
Ca nous donne l'impression d'exister.
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